La ferme de la Rivière, à Petiville, est située en bordure des marais inondés de la Dives et de la Divette. Cet espace formait, en juin 1944, un grand lac artificiel d’environ 100 km² pour 15 kilomètres de long, que Rommel avait délibérément fait envahir par l’eau en ouvrant les vannes installées depuis le XIXe siècle sur les cours d’eau et les canaux. À partir du mois d’avril 1944, à la suite des pluies printanières, plus de la moitié des terres exploitables de la ferme de la Rivière, qui consistent en vastes étendues de prés, sont sous l’eau. Les moustiques, qui infestent le marais, seront le cauchemar quotidien des combattants durant l’été 1944.
Paul Régnier a tenu au jour le jour un carnet que son fils François a sauvegardé.
Lundi 3 janvier 1944, 16 personnes vivent à la ferme de la Rivière. Les chevaux sont présentés sur réquisition aux autorités allemandes à Varaville, présentation qui sera renouvelée chaque mois. Lalatte, une jument de 16 ans, est réquisitionnée et marquée d’une étoile au fer rouge au cou à droite et au sabot.
Paul doit fournir chaque jour un attelage comprenant : un cheval, un véhicule hippomobile et le conducteur et le plus souvent, deux attelages. Ceci pour les travaux de fortification de la côte confiés à l’organisation Todt. C’est la construction du Mur de l’ « Atlantik », voulu par Rommel. À 7 heures précises, les attelages devaient se présenter au pointage au Hôme-Varaville, villa « Abel », qui était le siège de la Feldkommandantur. Là étaient assignées les tâches de la journée. Lalatte, la jument, connaissait parfaitement la route du retour à la ferme (faisant la route tous les jours). Robert, un peu « soulard », avait dans le tombereau, un tonnelet en bois contenant du cidre, mis à disposition par Paul chaque jour pour se désaltérer et accompagner les repas sur les chantiers. Très souvent, après avoir pointé le matin à la villa Abel, nous pouvions voir arriver la jument s’arrêter devant la porte de l’écurie dans la matinée, alors que dans le tombereau, le brave Robert cuvait son cidre au lieu de travailler pour les Allemands. (...)
Vendredi 2 juin : Paul Régnier, qui parle et écrit l’anglais et l’allemand, comprend que le jour J est proche. Ses connaissances sont mises au profit de la Résistance pour des traductions. Il décide de mettre une partie de sa famille à l’abri et nous prenons, sans le savoir, le dernier train pour Paris avant le Débarquement. Un bombardement fait huit morts à Ouistreham. Le samedi 3 juin, un autre bombardement cause onze morts à Colleville-sur-Orne. Dimanche 4 juin, un mouton est volé et tué au revolver à la ferme de la Rivière par u soldat de l’armée allemande d’origine russe. Lundi 5 juin, Paul note : « Sans nouvelle de Marguerite et des enfants, partis le 2 juin. Sont-ils bien arrivés à Paris ? ».
Je vais monter la garde de nuit sur les voies ferrées. En gare de Moult, 7 hommes sur 20 sont là et je suis le seul de la région. Aucun train ne passe. À minuit, des fusées éclairantes : tirs de Flak et bombardements sur la côte. Légères ondées dans la nuit.
Et c’est la Libération. Mardi 6 juin, Paul Régnier note sur son agenda :
INVASION par les ANGLAIS !
Paul est requis cette nuit-là en gare de Moult, et il comprend que le Débarquement est arrivé. Il déserte son poste pour rejoindre la ferme et protéger les siens. À 7h, revenant de Moult, il traverse des convois allemands, chenillettes et chars, dépasse les derniers postes allemands de Troarn, et trouve les premiers postes alliés établis au niveau de Bures-sur-Dives. Il passe au travers des tirs, explosions et autres projectiles, voit des chutes d’avions, assiste à un deuxième bombardement, dépend des parachutistes accrochés à des arbres, certains déjà morts, avant de rentrer à la ferme.
François Touzé et d’autres hommes s’étaient précipités dans la nuit pour abattre les « asperges de Rommel ». À la ferme, Paul découvre des parachutistes. Très vite, la ferme de la Rivière se transforme en camp retranché ; les bâtiments sont vidés des animaux, les murs percés de meurtrières pour organiser la défense. L’écurie est transformée en hôpital de campagne. À l’arrivée de Paul, un parachutiste lui dit, une photo aérienne de la ferme de la Rivière en mains :
- « Vous être bien Monsieur Régnier ? »
Réponse avec surprise de mon père :
- « Oui ! ».
- « Où est votre téléphone ? ».
C’était le numéro 1 à Varaville. Ce para avait sûrement mission de couper la ligne. On pouvait constater que des groupes de paras se croisaient sur le terrain en tous sens pour effectuer chacun la mission qui leur avait été confiée. La famille Régnier et le personnel présent à la ferme organisent l’accueil. Un feu est allumé pour réchauffer les parachutistes et sécher leurs vêtements et leur matériel. La cuisine fonctionne à plein pour le ravitaillement, les drapeaux français ressortent, le phono à manivelle reprend du service avec de vieux disques vinyles et des musiques militaires ou de la victoire de 14-18. Une fête improvisée s’organise. Pourtant l’ennemi n’est pas loin. Tout le monde est confiant malgré des tirs fréquents ! C’était l’ambiance d’une guerre terminée, et seuls les parachutistes gardent les pieds sur terre, mais la ferme reviendra vite à la réalité… M. Régnier prend même trois photos de parachutistes. Au retour des Allemands, il cachera son appareil dans le mur du grenier à foin derrière une pierre. Les blessés sont soignés, couchés dans la paille de l’écurie. Paul note, à 8h00 et toute la journée, des combats d’infanterie autour de la ferme.
Paul Régnier
Ce 5 juin, la météo était médiocre, temps pluvieux, mais surtout venteux. Sans le savoir, nous pressentions des événements importants, en cette période de l’année où les jours sont déjà plus longs. Ce soir là, vers 21 heures, des bruits de bombardements se font entendre vers l’ouest, en direction de Caen. De gros et lourds nuages roulent dans le ciel. C’est alors qu’après minuit, des nuées d’avions apparaissent dans le ciel, c’est l’embrasement ! Les fusées éclairantes lâchées par les parachutistes accentuent les formes tourmentées des nuages chargés de pluie. Le ciel est rempli de parachutes ! Les avions larguent hommes et matériels, vision d’apocalypse que je n’oublierai jamais !
Nous sommes tous dehors, spectateurs surpris et inquiets, peut-être heureux, je ne m’en souviens plus. Un parachutiste, échoué dans le potager, passe juste au-dessus de nos têtes par-dessus le mur limitant le jardin. Je l’observe, se dégageant de son « pépin ». Je me souviens lui avoir fait un signe amical de la main, auquel il me répondit par un signe de silence, pourquoi ? Puis tout s’est enchaîné très vite.
Après quelques minutes d’hésitation, la surprise étant passée, nous sommes tous rentrés dans le corps du logis. Dans la cour de la ferme de la Rivière, de nombreux paras allaient et venaient. Mon étonnement était à son comble en regardant ces grands gaillards aux visages noircis par le camouflage ! D’où viennent-ils ? Comment ont-ils pu se regrouper aussi rapidement ? Il doit être 2 à 3 heures du matin, et un silence relatif règne sur la Rivière. Un dialogue joyeux s’établit ; un para, une bouteille de Cherry Brandy à la main, chante avec un accent très britannique « La Marseillaise ».
Un blessé canadien est amené, il s’est brisé une jambe au moment de sa réception dans un arbre. C’est un Canadien, camarade de malheur de Granville Davies (voir son récit) - il me le précisera bien des années plus tard, lors d’un voyage en France. Ce blessé est installé dans ma chambre, sur le lit de Rémy Potel, absent ce jour-là. Sur le pas de la porte, un para me présente une carte plastifiée et me demande : « Monsieur, où sommes-nous, s’il vous plaît ? » - et ce, dans un bon français ; ce devait être un Canadien. Je n’avais jamais eu à consulter une carte d’aucune sorte, mais je remarque Varaville, Petiville et la Rivière. Le point est fait, je lui indique : « Vous êtes ici ». Réponse : « OK, nous allons à Varaville ». Interloqué, je lui fais remarquer en faisant le geste de joindre mes poignets, qu’il allait être fait prisonnier ! Naïf que j’étais à cet âge, de plus j’étais sans formation militaire ! Sa réponse fut spontanée : « Monsieur, nous sommes encore libres ! »
Pendant la nuit, François Touzé et d’autres hommes s’étaient précipités pour abattre au sol les « asperges de Rommel » et ainsi faciliter l’invasion des Alliés. Paul Régnier est revenu dans la ferme et a organisé l’accueil des parachutistes (voir récit de la ferme de la Rivière). Au cours de la matinée du 6 juin, quelques prisonniers allemands ont été regroupés à la ferme et placés dans le parc au ta
« Ce jour-là, je portais aux pieds une paire de très vieilles chaussures ; toujours est-il que peu de temps après, un para me rapporte une très belle paire de bottes récupérées au cours de l’action menée sur Varaville. Sans état d’âme, je me suis empressé de les chausser. Ces bottes m’ont suivi jusqu’en Alsace ! »
François Touzé
Robert Godey parcourt une certaine distance dans le chemin du hameau de la Rivière et aperçoit à une centaine de mètres une petite lumière. Revenant sur ses pas vers la maison des Glet, il enfile une paire de bottes en caoutchouc neuves - celles de sa future belle-mère - et repart voir ce qui se passe dans le quartier. Robert découvre tout d’abord un container parachuté, grand cylindre en tôle s’ouvrant sur la longueur, avec à un bout un amortisseur en tôle qui s’écrase en touchant le sol pour atténuer la chute brutale, et de l’autre côté la fixation et le parachute. Les containers servaient à ravitailler les parachutistes en armes, munitions, vivres, produits médicaux et autre matériels utiles aux unités combattantes, bref toute la logistique… Après cette découverte, Robert revient vers la maison où il est surpris de découvrir, derrière le mur des voisins, des têtes qui émergent, dont les visages sont barbouillés de noir.
En s’approchant, l’un des parachutistes lui dit, en tenant une carte d’état major : « Où sommes-nous tombés ? ». Robert lui répond : « Au hameau de la Rivière, à Petitville », et lui indique leur position sur la carte. Le para lui apprend qu’il a pour mission de gagner un point de ralliement à Varaville, situé derrière le presbytère (logement de l’abbé Étienne). « Bon, je vais vous y conduire », répond Robert. Par le chemin quittant le hameau de la Rivière vers Varaville, le groupe s’enfonce à travers les vergers et les prés, passant devant le corps de ferme de la Rivière, à 150 mètres des tranchées allemandes. Dans la pièce du Bois, ils croisent une autre patrouille anglaise. La colonne débouche sur le chemin venant des marais, arrivant à la ferme de Mademoiselle Tirard, à Varaville, puis derrière le presbytère.
Le groupe de parachutistes conduit par Robert en retrouve d’autres, déjà arrivés au lieu de rassemblement, dont un lieutenant parlant bien français. Ce lieutenant s’appelle Haig Thomas [David Haig-Thomas n’était pas un para mais un Béret vert, affecté à la troop C du 4 Commando, composée de brevetés parachutistes. Il sauta comme officier de liaison avec la 5e Brigade, en amont du Débarquement, et fut abattu avant d’avoir retrouvé ses camarades du commando, débarqués au matin du 6 devant Colleville. La troop C du Commando 4, composée de cyclistes, devait initialement pousser son infiltration jusqu’à Cabourg, mais la résistance des troupes allemandes obligea le Général Gale à revoir ces objectifs à la baisse]. Il dit à Robert : « J’ai pour mission de reconnaître le château de Varaville, sans y pénétrer ». Ce « château », en fait une grande résidence, était occupé par un PC allemande et une garnison installées dans les dépendances, de l’autre côté de la route. Le château proprement dit n’existait plus car il avait brûlé avant guerre et avait été démantelé. Laissant sur place ses paras, le lieutenant Haig Thomas part avec Robert reconnaître les dépendances du château. En rampant, ils arrivent à la haie qui, au bord de la route, fait face aux bâtiments où se trouvent le blockhaus et le canon de Varaville. Le retour se fait de la même façon, à l’abri de la haie. Cette nuit-là, les Allemands avaient tiré sur les parachutistes, en cherchant à les tuer au cours de leur descente, avant même qu’ils ne touchent le sol de France.
Ayant retrouvé son groupe, le lieutenant dit à Robert : « Maintenant, il nous faut rallier l’Arbre Martin et la Poterie de Bavent ! ». Robert pense d’abord à un circuit empruntant la route de Caen qui à l’époque, est une route étroite et sinueuse, bordée de chaque côté de hautes haies et d’ormes de 20 à 25 mètres de haut. Puis après concertation, ils décident de repasser devant la ferme de la Rivière, puis de remonter vers le bourg de Bavent en faisant sauter au passage un dépôt de munitions allemand, situé dans un vieux bâtiment agricole, pour enfin rejoindre le lieu de ralliement.
Le groupe de combat se met en marche. Robert conduit sa progression. À sa droite, le lieutenant lui dit : « Il ne faudrait pas que je sois tué avant midi, car j’ai une mission importante à remplir ». Robert nous dit que « ce lieutenant était au courant du scénario des opérations projetées, il était conscient de son rôle et savait qu’un commando français allait débarquer à l’aube de ce jour sur les plages de Ouistreham et qu’il fallait préparer le terrain » - il s’agissait peut-être de la neutralisation de Merville avant 6h30 ? [ou bien de préparer l’avancée de la 1ère Brigade commando, initialement projetée vers Cabourg, et qui fut ajournée après l’arrivée de Lovat à Ranville]. Il ajoute : « Je ne savais pas combien nous étions à cause de l’obscurité, peut-être 12, 14, 16 peut-être ? »…
Granville Davies, âgé de 24 ans, est incorporé le 6 juin 1940 dans la 224th Parachute Field Ambulance, puis versé dans un bataillon de la 3e Para Brigade à Bulford, avant de rejoindre Down Ampney, près d’Oxford, d’où son unité doit décoller à bord de Dakotas pour la Normandie. Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, il est largué au-dessus de Varaville et tombe près de la ferme de la Rivière.
Nous fûmes réveillés par un énorme bruit tout proche. Quelqu’un donnait des coups de pied dans la porte, qui s’enfonça, et simultanément quelque chose fut projeté dans la pièce. J’ai regardé, soupçonnant qu’il s’agissait d’une grenade. En fait, elle n’explosa pas et j’ai remercié depuis cet ouvrier saboteur anonyme qui travaillait peut-être dans une usine de munitions, quelque part en Tchécoslovaquie, d’avoir ainsi épargné nos vies… Un officier allemand, qui parlait anglais, entra avec quelques hommes. Nous étions pris. Ils avaient vu l’un des nôtres quitter la ferme en courant et il nous demanda s’il y avait d’autres paras dans la ferme. Le fuyard fut rattrapé, fait prisonnier et conduit directement à Varaville. Je répondis que je ne savais pas, étant dans cette cave depuis le débarquement. Les Allemands étaient furieux après la découverte de ces trois soldats alliés. Une rage de vaincus, car l’opération de débarquement avait réussi. Paul Régnier fut arrêté, et aligné avec nous pour être fusillés.
Granville Davies
Alors que le peloton d’exécution était formé, les ordres donnés, Granville Davies lève le bras et crie : « Je suis infirmier, je peux vous être utile en soignant vos blessés ! ». L’officier allemand se ressaisit, hésite et ne donne pas l’ordre du feu. L’armée allemande manque de personnel soignant. Granville Davies est donc fait prisonnier pour le service de santé allemand, et M. Régnier est épargné. L’officier lui dit : « M. Régnier, votre table a été conviviale, je vous fais grâce. Prenez cela comme un avertissement très sérieux ! ».
Témoignage du Major John Philip Hanson, Commandant adjoint du 1er Bataillon de parachutistes canadiens, 3e Parachute Brigade
Le Capitaine John P. Hanson, MC, appartenait à la compagnie C du 1st Canadian Parachute Battalion. Il sauta avec les éclaireurs (Pathfinders) du bataillon sur la Dropping-Zone V de Varaville, 20 minutes en avance sur le gros de son unité, mais son stick fut déporté à plus de dix kilomètres de son objectif. Après avoir sécurisé la zone, la compagnie C devait gagner Varaville pour y détruire la garnison allemande.
Mes hommes ont touché le sol de France vers minuit trente minutes [23h30 heure française], avant toutes les autres unités parachutistes de la 3e brigade. Nous sommes donc les premiers à avoir atterri sur le sol de la France. Notre mission consistait à détruire les ponts de Robehomme et de Varaville, afin de protéger les arrières de l’attaque de la batterie de Merville [mission du 9e Bataillon du Lieutenant-Colonel Otway]. Après quoi, notre repli devait s’effectuer sur le carrefour du Mesnil [PC de la 3e Brigade]. Mais nos sticks tombent dispersés dans les marécages. J’ai beaucoup de tués et quatre-vingt-six de mes hommes sont manquants. Bien que blessé moi-même, je rassemble mes hommes et vers 10h [9h heure française], je lance l’attaque sur le fameux bunker de Varaville, défendu par un canon de 75. Mon ami, le Major Murray Mac Leod, est tué avec deux officiers à l’entrée du château. Une femme « anglaise » (qui en vérité est américaine), la propriétaire du château, mariée à un habitant du village, me vint en aide ainsi que le brave curé qui soigna ma jambe blessée [il s’agit de Madame Horsonne et de l’abbé Étienne, qui confie dans ses notes : « Je rencontre au carrefour de Caen des parachutistes tous gonflés à bloc, pleins de cran, tous volontaires »]. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que nous sommes relevés par les commandos auxquels nous confions 42 Jerries ; il s’agit en effet de deux troops de cyclistes du 6 Commando [commandé par le Lieutenant-colonel Derek Mills-Roberts, en avant-garde de la 1ère Brigade commando de Lord Lovat dont il prendra la suite, après sa blessure à Bréville-les-Monts le 12 juin. La patrouille commando va se replier sur les hauteurs d’Amfreville jusqu’à la prise de Caen, le 18 juillet]. Ensuite, nous partons tenir une ligne de défense au carrefour du Mesnil. Pour ce premier jour sur la terre de France, mon bataillon perdait cent treize hommes et parmi eux l’officier commandant, le Lieutenant-colonel Bradbrooke.
JP Hanson
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